Et la solitude fleurira…
S.ind., Noir et Blanc, sonore, 00:17:31, 16 mm
Anonyme, OCE de Lyon
Film initiatique. Claire, jeune institutrice de vingt ans sortie de l’école normale prend son premier poste dans la commune rurale reculée de Pierrevieille où elle découvre l’isolement du métier, la pauvreté de l’école et la tristesse du village.
Mais, entraînée par des collègues normaliens à suivre un stage de théâtre organisé par la Ligue de l’enseignement dans une petite ville proche, elle prend conscience de la portée de l’action culturelle auprès des habitants. Le village prend vie autour de la construction d’une salle commune, foyer de vie artistique et culturelle.
Générique : « Film réalisé par l’Office du cinéma éducateur de Lyon »
Analyse de Nicolas Palluau
Par la voix intérieure de la narratrice plaçant le spectateur dans sa tête et le jeu de l’actrice, le film raconte au début de la décennie 1960 la conversion d’une institutrice à la joie de la création culturelle en milieu rural pour venir à bout de la solitude de l’enseignement primaire.
Ce diptyque démonstratif est fait d’un avant et d’un après le stage de théâtre. La solitude de l’enseignante écrasée par une vie professionnelle et sociale ingrate et sans joie se métamorphose en énergie de la médiation par les pratiques culturelles pour donner vie à une communauté rurale. Le film pourrait recevoir en sous-titre le village des tristes tant il est vrai qu’elle se heurte à l’indifférence des villageois. Le maire lui ouvrant l’école est dérangé de sa partie de cartes au café de la place. Le film laïque ne montre pas l’église paroissiale, ni le curé, son école ou son patronage. Non pour éviter le conflit, mais pour peindre une absence de vie. L’école de la jeune enseignante n’est pas mieux, « cette masure dont la façade s’orne d’un perron effondré. » C’est pourtant là qu’elle doit faire sa vie, « chaque soir après la classe, je retrouve la solitude et mes livres, mes seuls compagnons. » Formée par le soin de l’école normale, elle doute de son métier « Je leur apprends à lire, mais saurais-je leur apprendre à vivre ? » Seul un élève plus doué que les autres l’a comprise, pour qui elle nourrit un horizon plus ouvert. « Mais il reste les autres, grands et petits » soupire-t-elle de dépit.
Le point de bascule est la fête du village autour de son bal populaire. La place du village s’anime d’accordéon évoquant Jour de fête de Jacques Tati (1947). Mais la danse et l’haleine alcoolisée d’une invitation reçue écœurent Claire, faisant culminer sa déception.
De l’échec du bal populaire débute le second tableau du film. Claire observe la communauté de travail du stage de réalisation théâtrale de l’UFOLEA[2] à l’école de Saint Gengoux[3]. Une quarantaine de jeunes femmes et de jeunes hommes –certainement des collègues anciens normaliens enseignants dans la région- préparent une représentation des Burgraves de Victor Hugo dans une ambiance exigeante et fraternelle. Ils travaillent sous la conduite d’un formateur à la haute stature, aperçu dans plusieurs plans comme le coordinateur efficace de l’œuvre commune. Les plans du film enchaînent les préparatifs du spectacle, décors, échauffements, costumes. Assise dans le public, elle découvre comment une population rurale accède au grand texte pour peu qu’on s’efforce de lui apporter, « les gens sont venus nombreux, avides de spectacle, prêts à applaudir de leurs rudes mains. »
Sa révélation de la médiation s’inscrit dans les pas des fondateurs du théâtre populaire depuis le XIXe siècle, de Maurice Pottecher à Bussang jusqu’à Jean Vilar à Avignon[4]. Elle donne corps au titre du film Et la solitude fleurira… dont les points de suspension appellent la limpide connotation biblique, dont tout indique qu’elle est recherchée par le très laïque Office du cinéma éducateur[5].
Et Claire de poursuivre : « En les voyant, je comprends pourquoi j’étais ignorée des villageois. Je les avais moi-même ignorés. » Focalisé sur le public de la pièce, le film ne dit rien de l’esthétique du spectacle. La mise en scène de l’éducation populaire donne la priorité au texte et à la sobriété du jeu, finalement comme notre jeune institutrice dans sa vie, en tout point conforme aux enseignements reçus de l’école normale.
L’épilogue montre la construction par les habitants du village de la salle commune, pour laquelle « chacun s’y est mis avec le même esprit qui animait les bâtisseurs de cathédrales au Moyen Âge. » La modernité y entre car, en plus de recevoir les spectacles scolaires de l’école primaire, la salle s’équipe d’un projecteur de cinéma et d’un poste de télévision[6].
De l’engagement de l’institutrice est venu la communauté rurale rassemblée autour de la culture et des arts. La qualité du texte de la narratrice rappelle par les citations littéraires explicites (Saint-Exupéry, Victor Hugo) ou plus indirectement le poète élégiaque René Guy Cadou[7] ou encore la musique du répertoire classique, que c’est ici bien de culture légitime qu’il est question d’enseigner aux publics de l’école du premier degré. Un film positiviste donc, qui affirme sans complexe sa foi dans l’Ecole par l’engagement de ses maîtres et maîtresses[8].
Nicolas Palluau, mai 2024*
[1] Toponymie incertaine.
[2] L’Union Française des Œuvres Laïques d’Education Artistique est une association créée en 1933 par la Ligue de l’enseignement. Elle agit en faveur des activités artistiques dans le réseau des associations laïques gravitant autour de l’enseignement de premier degré. Jean-Paul Martin, La Ligue de l'enseignement. Une histoire politique (1866-2016), Rennes, PUR, 2016, 608 p.
[3] Saint Gengoux le National, commune en région Bourgogne-Franche-Comté.
[4] Marion Denizot, Théâtre populaire et représentations du peuple, Rennes, PUR, 2010, 222 p.
[5] « Le désert et le pays aride se réjouiront. La solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse. » Ésaïe 35:1.
[6] Frédéric Gimello-Mesplomb, Léo Souillés-Debats, Pascal Laborderie, La ligue de l'enseignement et le cinéma. Une histoire de l'éducation à l'image (1945-1989), Paris, AFRHC, 2016, 400 p.
[7] Pendant un traveling dans la salle de classe montrant l’institutrice dictant aux élèves, la voix off dit « L’odeur des écoles monte vers moi, une odeur d’encre, de vieux papier, de cuir mouillé que je reconnais depuis mon propre temps d’école. » Le passage fait référence aux vers du poème Automne de René Guy Cadou : « La vieille classe de mon père/ pleine de guêpes écrasées/sentait l’encre le bois, la craie/et ces merveilleuses poussières/amassées par tout un été. » René Guy Cadou, Poésie la vie entière. Oeuvres poétiques complètes, Paris, Seghers, 2023, 557 p.
[8] Antoine Derobertmasure, Marc Demeuse, Marie Bocquillon, L'école à travers le cinéma. Ce que les films nous disent sur le système éducatif, Bruxelles, Mardaga, 2020, 512 p.
* Professeur des collèges et lycées, Nicolas Palluau a enseigné l'histoire de l'éducation physique dans les universités de Marne-la-Vallée, Montpellier I et Nice. Docteur en histoire (La Fabrique des pédagogues. Encadrer les colonies de vacances 1919-1939, préface de Pascal Ory, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 301 p.), il est chercheur correspondant dans l'équipe HEMOC de l'université d'Avignon, Centre Norbert Elias-UMR 8562.
Transcription